Ceinture de misère de Beyrouth : le cas de la banlieue sud

Béryte publie les articles parus dans le dossier « Revisiter la propriété sur le territoire libanais » (n°33 – octobre 2020). Dans celui-ci, Myriam Khoury aborde la Dahiyé, partie intégrante de Beyrouth vue d’en haut, mais dont les quartiers répondent de systèmes informels qui concurrencent la Ville.

Dès la première moitié du 20e siècle, Beyrouth connaît une prolifération de quartiers suburbains due à une croissance urbaine spontanée. Entre 1960 et 1970, une couronne de bidonvilles entoure l’agglomération de Beyrouth et prend le nom de hizâm al-bu’s soit ceinture de misère, qui se développe dans la proche et moyenne banlieue de la ville. Les vagues d’immigration qu’a connues le Liban (d’origine arménienne, kurde, palestinienne et syrienne) notamment suite aux massacres, agitations et crises politiques au Moyen-Orient ne constituent en aucun cas l’unique facteur dont résulte l’accroissement de la population des bidonvilles beyrouthins, caractérisés par une grande mobilité. Le terme Dâhiye, aujourd’hui normalisé, désigne la banlieue sud de Beyrouth. Ce territoire stigmatisé est dominé par un ordre urbain particulier, qui en dit long sur ses caractéristiques confessionnelles, socio-économiques, formelles et politiques. En effet, la banlieue sud de Beyrouth est sujette à une hyper-communautarisation, une labilité liée à la dimension informelle des quartiers et à la surexploitation de ses habitants, et enfin à une concurrence de souverainetés qui en font leur terrain de jeu. Dans quelle mesure le cas de la Dâhiye transmet-il une vision déchue du néolibéralisme ?

Un confessionnalisme prédominant : l’expression d’inégalités fondamentales à l’échelle régionale ?

Sous une approche socio-géographique de la couronne prolétarienne de Beyrouth, le fait communautaire dans la banlieue sud s’explique avant tout par un déséquilibre du développement entre les régions et la misère qui s’abat sur certaines zones rurales libanaises. Ce sont précisément les habitants chiites des campagnes du Liban sud qui sombrent dans la détresse et se retrouvent dépourvus de ressources[1]. Les principales régions concernées sont les cazas de Nabatiye, Marjayoun, Bent Jbail et Sour[2], dont les populations paysannes fuient vers la ville. L’exode rural a des prolongements communautaires directs sur le territoire de la banlieue sud, qui se voit progressivement occupé par des déplacés et squatters[3] (d’où la non-conformité foncière du milieu[4]).
Successivement, des vagues excessives de migration suite aux conflits inter-confessionnels de la guerre civile et aux attaques israéliennes répétées au sud du Liban modifient encore plus l’espace, et la fin de l’hégémonie syrienne marque une mise en exergue de la communautarisation de ce milieu. Ainsi pour Georg Simmel, « les frontières ne sont pas des faits spatiaux avec des conséquences sociologiques, mais davantage des faits sociologiques qui prennent des formes spatiales, car les frontières sont avant tout et à la fois des constructions sociales et des technologies politiques »[5]. Les déplacés chiites, différenciés des Chiites originaires par leurs pratiques religieuses plus ostentatoires, établissent leurs propres mosquées, cimetières et husayniyyât. Construite comme un espace de représentation et de revendication des droits spoliés de la communauté chiite, la Dâhiye est ignoblement associée à l’assise d’un l’islam chiite perçu comme sous- développé, arriéré, et, depuis la guerre, terroriste[6]. Ces rhétoriques discriminatoires se répercutent sur la capacité des Chiites à s’inscrire dans le cadre urbain et à y participer, et accentuent la stigmatisation contre cette communauté.

Une précarité féroce : l’hypocrisie d’une légalité insaisissable ?

Les quartiers illégaux se situent surtout dans la partie orientale et à la périphérie sud de la banlieue, notamment sur le littoral (Ouzaï, Jnah, Horch el-Qatil, Sabra, Raml, Hayy el-Sellom, Amroussiyeh) et se caractérisent par leur densité, leur misère et leur pollution, la légalité n’étant pas accessible à tous les groupes de revenus. En effet, la demande de logements dans les périphéries de la capitale qui ne cesse de croître est fortement liée à la spéculation régionale dont les marchés foncier et immobilier sont la proie : des politiques néolibérales encouragent toujours plus l’augmentation des prix et les logements deviennent trop onéreux, au point de limiter considérablement l’accès à la ville[7]. La banlieue de Beyrouth se voit ainsi jonchée de grands complexes résidentiels et de constructions en béton surélevées et subdivisées en appartements locatifs loués aux arrivants. Ces transformations se traduisent par la surcharge des réseaux existants d’assainissement auto-produits, la disparition des espaces vacants restants et la réduction de la possibilité de ventilation naturelle et d’éclairage[8]. L’illégalité de ces secteurs relève aussi bien du foncier que de la législation de la construction. En outre, ces quartiers abritent des marchés populaires comme celui de Sabra par exemple, où se vendent éventuellement des marchandises et services illicites[9].

Espace anarchique rarement pénétré par les autorités publiques, la Dâhiye constitue un refuge pour des migrants sans droits, dont une grande partie constitue une main d’oeuvre non qualifiée, non arabe, et indispensable pour l’économie libanaise depuis l’inscription du Liban dans le marché international du travail dans les années 1970. C’est le cas des ressortissants africains et asiatiques, dont les pays d’origine développent des politiques d’exportation de main d’oeuvre dans un contexte de crises économiques et financières. Conditionnés par le cadre normatif de la Kafala, ces acteurs vulnérables extérieurs aux enjeux politiques locaux et régionaux font face à une instabilité inéluctable dans un territoire extrêmement hiérarchisé, où ils sont en position de soumission. Lorsqu’il est question de marchandage des places, les propriétaires (pouvant choisir eux-mêmes leurs locataires) bénéficient de la facilité d’expulser ces travailleurs étrangers sans préavis et de négocier le montant du loyer[10]. La présence cautionnée des travailleurs migrants dans ces quartiers paupérisés semble donc finalement dépendre des intérêts économiques des propriétaires et des acteurs locaux dominants.

Des souverainetés distinctes non-étatiques : un Etat davantage re-approprié que réduit ?

La marginalisation de la banlieue sud de Beyrouth fait d’elle non seulement un territoire de revendication, mais aussi un territoire de contestation de l’autorité étatique dominé par des souverainetés inlassablement en concurrence (bien qu’elles soient ralliées à une même confession religieuse). Le mouvement Amal et le Hezbollah jouissent d’un véritable monopole dans ces quartiers nécessiteux, et multiplient leurs actions caritatives visant à se former une clientèle solidaire qui leur prête allégeance et qui constitue leur base électorale[11]. Tandis que le mouvement Amal se livre à distribuer des services et ressources grâce à ses liens privilégiés avec les administrations étatiques surtout dans les quartiers de Jnah et Ouzaï, le Hezbollah opte pour sa propre gestion des services à travers le développement d’un réseau associatif organisant des activités “édilitaires” dans les quartiers de Haret Hreik et Ghobeire, entre autres[12]. Couvrant les niveaux sanitaire, éducatif, social, religieux, économique et urbain, ces actions qui répondent certes à un besoin réel font de leurs auteurs le seul recours des populations vulnérables, désormais dépendantes de leurs services. En réalité, ces acteurs politiques usurpent l’Etat qu’ils se partagent, un Etat qui au lieu d’assurer à tous les citoyens des services sociaux et urbains de qualité de manière équitable à travers des institutions publiques, procède à la distribution de ces services selon la logique d’un clientélisme fondé sur des liens communautaires et personnalisés[13]. Ces souverainetés territorialisées exercent leur influence par le biais d’un quadrillage des quartiers (assuré par une présence milicienne, de sécurité privée, ou de jeunes affichant leur appartenance au parti) et vont même jusqu’à reconstruire et acheter les parcs fonciers et immobiliers dans le but de délimiter les périmètres de leur intervention et de garder l’aménagement et les habitants sous contrôle[14], ce qui dénote l’approche particulièrement libérale de ce système clientéliste.

Pour Georges Corm, c’est le néolibéralisme lui-même, ennemi de l’Etat-providence, qui a amplifié la régression à la politique identitaire[15] : le droit des masses à l’égalité est délaissé, et on assiste à la célébration des idéologies d’appartenance qui mettent l’accent sur les identités et « le droit à la différence »[16]. L’idéologie libérale adoptée par le Liban indépendant articule une économie non seulement construite sur des principes de libre marché, mais aussi appuyée sur le secteur financier, le commerce et le secteur tertiaire prédominants, comme en témoigne Georges Naccache[17]. Le sur-gonflement du tertiaire se fait aux dépens des secteurs agricole et industriel, et mène implacablement à une balance commerciale extrêmement déficitaire. L’émigration rurale et le développement d’un sous-emploi structurel entraînent ainsi la concentration d’un sous- prolétariat de travailleurs temporaires dans la banlieue de Beyrouth éminemment menacé par le chômage[18]. La perte d’emplois chronique s’intensifie avec la crise actuelle accompagnée de la dépréciation de la livre libanaise… Quant à l’ascenseur social, il s’avère être déplorablement dysfonctionnel.

Myriam Khoury

1ère année de droit

[1]Fawaz Traboulsi, Social Classes and Political Power in Lebanon
[2]Bourgey André, Pharès Joseph. Les bidonvilles de l’agglomération de Beyrouth.In: Revue de géographie de Lyon, vol. 48, n°2, 1973. pp. 107-139
[3]LA DÂHIYE DE BEYROUTH : Parcours d’une stigmatisation urbaine, consolidation d’un territoire politique – Mona Harb – Belin | « Genèses » 2003/2 no51 | pages 70 à 91
[4]Quelles réponses à l’illégalité des quartiers dans les villes en développementDocument de travail pour le séminaire du réseau ESF / N-AERUSLeuven et Bruxelles, Belgique, 23-26 mai 2001
[5]Konstantin Kastrissianakis, « Transformations urbaines et affirmation de nouvelles souverainetés : le cas de Beyrouth », Rives méditerranéennes [En ligne], 42 | 2012
[6]LA DÂHIYE DE BEYROUTH : Parcours d’une stigmatisation urbaine, consolidation d’un territoire politique – Mona Harb – Belin | « Genèses » 2003/2 no51 | pages 70 à 91
[[7]Récits des banlieues de Beyrouth : les quartiers informels et les capacités des gens à faire la villeBeyrouth, LIBAN – Mona FAWAZ, 2014
[8]Récits des banlieues de Beyrouth : les quartiers informels et les capacités des gens à faire la villeBeyrouth, LIBAN – Mona FAWAZ, 2014
[9]Assaf Dahdah, « Négocier sa place chez l’autre. Les migrants dans les espaces palestiniens à Beyrouth », Revue européenne des migrations internationales [En ligne], vol. 30 – n°2 | 20149
[10]Assaf Dahdah, « Négocier sa place chez l’autre. Les migrants dans les espaces palestiniens à Beyrouth », Revue européenne des migrations internationales [En ligne], vol. 30 – n°2 | 20149
[11]Les principes d’action de l’urbanisme, Le projet Élyssar face aux quartiers irréguliers de Beyrouth -Valérie Clerc [12]LA DÂHIYE DE BEYROUTH : Parcours d’une stigmatisation urbaine, consolidation d’un territoire politique – Mona Harb – Belin | « Genèses » 2003/2 no51 | pages 70 à 91
الحلقة 15 من الموسم الثاني من البودكاست القانوني”صناعة الفقر في لبنان”كريم:Episode 15 – Season 2 of Qanuni Podcast]13[

[16]Fawaz Traboulsi, Social Classes and Political Power in Lebanon
[17]Fawaz Traboulsi, Social Classes and Political Power in Lebanon
[18]Dubar Claude. Structure confessionnelle et classes sociales au Liban. In: Revue française de sociologie, 1974, 15-3. pp. 301- 328

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